Terre Humaine

22 mai 2006

TH OCTOBRE-NOVEMBRE 2005 : NOIRE BEAUTE


NOIRE BEAUTE
Il est fini le temps où quelques religieux pensaient encore que l’Eglise catholique pouvait vraiment changer le monde, sinon le contient indo-latin, qu’il suffisait de bouleverser celle-ci pour révolutionner celui-là. A deux pas des palaces qui bordent la plage de Copacabana, monte une rue vers la favela du Pavão. Noëlli, une africaine, religieuse des Travailleuses Missionnaires, m’a donné rendez-vous devant le Miramar Palace Hôtel. Inconcevable de pouvoir pénétrer dans ce quartier populaire si l’on n’en est pas résident. Dès l’entrée, les veilleurs guettent. Je commence à gravir les escaliers abrupts accrochés aux flancs des roches. Derrière moi, mon bouclier humain : une frêle jeune femme en boubou africain. Le monde à l’envers. Ma corpulence, dans un autre univers, m’offrirait plutôt le rôle d’un body-guard. Nous passons devant de jeunes drogués continuant à fumer, à vendre des stupéfiants, à agiter des armes de gros calibre… Scène quotidienne, diurne et nocturne. Enfin nous parvenons au centre paroissial où elles résident, seules : Noëlli et Marie-Josèphe du Burkina Faso, Théodora de Wallis, île polynésienne. Que sont-elles venues faire dans cette galère ? Dans ce navire de guerre ? Car, lorsque, la nuit, les trafiquants se livrent une bataille, rangée mais sans merci, pour le contrôle des « bocas de fumo », points de vente des drogues, elles quittent leur couche pour se réfugier dans une pièce sans fenêtre : les balles perdues sont celles d’armes de guerre, elles traversent volets et murs et tuent. Trois jeunes femmes témoignent de l’amour du Christ au milieu de la misère, de la violence, de la déchéance humaine. Témoin de la Bonne Nouvelle, elles gèrent un dispensaire où viennent se faire soigner les habitants de la favela : seul accès aux soins dans un pays où la santé est réservée aux riches. Dispensaire ? Une construction divisée en pièces et couloirs exigus, accrochée à la montagne, cernée de torrents qui, les jours de pluie, charrient les ordures de la favela.

Jane, médecin dans les beaux quartiers d’Ipanema, vient consulter régulièrement. Mais les médicaments font défaut. Les traitements ne peuvent durer qu’une semaine, alors qu’ils nécessitent un temps plus long. Jane se révolte : le centre est sale, le ventilateur est couvert de moisissures, le fauteuil et la table sont cassés. « Dieu n’a pas créé l’homme dans la misère » proteste-t-elle. Elle n’accepte plus cette résignation, ce fatalisme, cette confiance en un Dieu qui peut tout mais ne fait rien. « Se Deus quizer » (Si Dieu le veut), « Graças a Deus » (Grâce à Dieu). Sans cesse le nom de Dieu est invoqué et la misère écrase les faibles, les pauvres, les noirs. Jane menace de ne plus venir travailler dans de telles conditions. Elle crucifie son rêve déchu tout en œuvrant à la résurrection du monde par la beauté de sa révolte. Depuis les temps de l’esclavage, le noir, le pauvre a perdu sa dignité. Aujourd’hui les politiciens, de gauche comme de droite – où est la gauche ? – maintiennent le pauvre, le noir dans l’avilissement par le système des « bolsas », des bourses : il n’y a pas un vrai salaire pour un travail digne. On distribue à qui mieux mieux des bolsas, des aides : aide scolaire, aide au transport, aide en bouteilles de gaz pour faire la cuisine… Jane, la révoltée reprend ses consultations. Pourquoi cette saine colère contre Marie-Josèphe, l’étrangère noire, responsable du dispensaire, devant un étranger blanc ? Quelle est sa nécessité ? Que devient la dignité de l’Africaine noire face à la juste indignation ?

« Des images tenaces, analyse Ana Célia, sont inscrites dans ce que les Blancs pensent des Noirs : nonchalants, fatalistes et dionysiaques. Dans ce que les Noirs pensent des Blancs : jamais tout à fait blancs parce qu’ils auraient tous un peu de « sang africain » dans le corps et dans l’esprit, tous une ancêtre indienne dans leurs généalogies confuses, parce qu’ils seraient tous suffisants et paternalistes aussi, méprisant le travail manuel comme les maîtres aux temps de la colonie et de l’esclavage. »

Invité à participer à l’office dominical, je reviendrai dans la favela du Pavão. Même procédure d’approche. Afin d’atteindre la chapelle suspendue à la colline, il nous faut enjamber le corps d’un homme blessé d’avoir trop bu, d’avoir trop fumé. Peu à peu, l’humble église, havre de paix et d’harmonie, se remplit d’une foule bruyante, heureuse de se retrouver, d’une foule colorée, composée d’enfants, de femmes, d’hommes « de couleur ». Le Noir est passé de la senzala à la favela. La senzala, c’était la maison des esclaves. La favela, le bidonville où les descendants d’Africains abondent plus que dans les beaux quartiers. Les Noirs forment aujourd’hui - depuis toujours au Brésil - la majorité des pauvres. La majorité aussi de ceux qui vivent en position de subordonnés.

Avant, pendant et après l’office, l’accueil de l’étranger est chaleureuse. Chacun sait qui je suis, d’où je viens, ce que je fais… L’information circule rapidement et les paroissiens tiennent à me saluer, à échanger quelques mots… Quelle différence avec l’accueil que nous réservons à l’étranger dans nos villages, en France ! A la fin de la célébration, on m’invite à prendre la parole, puis, dans une ferveur intense toute la communauté m’offre sa bénédiction. La messe était présidée par un jeune prêtre, blanc, venu des beaux quartiers, comme Jane le médecin, comme le musicien qui accompagne de son saxo les chants.

Théodora, la Polynésienne, Noëlli et Marie-Josèphe, les Africaines vivent au quotidien avec les pauvres dans la favela. Dans un dénuement volontaire, au milieu des leurs, dans un quartier noir, pauvre et violent, elles sont un espace de sagesse vécue, sans en avoir la prétention, loin de la société de consommation où nous passons notre temps à nous rassurer nous-mêmes en faisant impression sur les autres, et tout à la fois proche de l’Avenida Atlantica où des agences proposent des véhicules blindés et climatisés. Leurres de la démocratie raciale, discrimination positive à la brésilienne, immense frustration des Noirs au Brésil. Après 22 ans d’échanges avec ce peuple, je ne parviens toujours pas à accepter cette discrimination, par essence négative. « Les Noirs ont intériorisé la mentalité raciste, dit Ana Célia. Ils sont les premiers à penser qu’ils doivent être dirigés par des Blancs. » Elle explique qu’elle a le plus grand mal à faire nettoyer son bureau par la fille de service qui est noire comme elle : « Elle se sent humiliée de devoir travailler pour moi qui suis son reflet. Les Noirs, ces êtres auxquels les colons ont longtemps hésité à donner le nom d’humains, continuent à être les éternelles victimes de la violence physique et culturelle de la conquête et de la domination ethnique, raciale et sociale des Blancs. »

Dans Rio de Janeiro, belle et violente, Théodora, Noëlli, Marie-Josèphe font briller la lumière la plus étincelante de bonté que la favela du Pavão ait jamais connue. Elles offrent à ses habitants les dons les plus grands et les plus riches : l’amour et l’humanité.

Charles Trompette
Octobre-Novembre 2005

PS : Commence alors le temps où quelques religieuses de l’Eglise changent le monde à défaut de bouleverser celle-ci et de révolutionner celui-là.
Terre métisse
Brésil, terre où les peuples et les cultures se mélangent et se rencontrent. Africaine, Indienne, Européenne, riche en histoire et en légende, maternelle et valeureuse, azur et tendresse, ni blanche ni noire, mais mulâtre. Berceau d’un peuple métissé et d’une culture unique originale.

Parcourant les chemins du monde, j’y retrouve une terre et un peuple, riches en histoire, en lyrisme, en pittoresque et en poésie profonde. Le lot d’une grande partie de la population a beau être la pauvreté, la fleur de la poésie y naît, l’éclat de rire y est spontané, tant la résistance du peuple est inimaginable.

Jamais vaincu, ce peuple pauvre et opprimé se sort de toutes les difficultés, va de l’avant, défend son rire, défend ses joies, ses fêtes, son doit à la vie. Et cela depuis toujours, des temps de l’esclavage à nos jours pour répondre à la monstrueuse réalité économique et sociale.
C.T.
Terre Humaine
« Il faut racheter le monde par la beauté : beauté du geste, de l’innocence, du sacrifice et de l’idéal. »

Romain Gary

« Ces voyages nous rappellent que nous ne sommes riches que de l’agrégation de nos différences et que notre vie ne commence à prendre un sens qu’à partir du moment où nous sommes à même de nous tourner vers l’autre. »
C.T.
Article paru dans Le Sillon Missionnaire n°310 Avril-Mai-Juin 2006