Terre Humaine

07 octobre 2006

TH OCTOBRE 2006 : ACCUEIL


ACCUEIL


J’ai honte. J’ai honte de l’accueil que mes compatriotes réservent aux étrangers arrivés en France. Je pourrai ici conter de nombreuses anecdotes. Mais je préfère parler de l’accueil reçu en Chine, au Viet Nam, en Inde, à Madagascar, en Afrique, au Brésil, au Pérou, en Bolivie, en Equateur… Là-bas, les gens riches ou pauvres, vous accueillent. Jamais je n’ai dû apporter mon repas dans une maison. Les plus pauvres vous réservent un accueil royal ; et pour ce faire, ils se privent, ils empruntent, ils s’endettent ; alors que nous, lorsque nous les accueillons nous partageons notre superflu. Nulle privation. Et si vous voulez les dédommager de leur accueil festif par quelque menue monnaie (la leur ayant une valeur dérisoire face à l’euro), vous les humiliez.

Et nous, lorsqu’ils arrivent, nous rejetons l’ami avec lequel ils sont arrivés parce qu’il n’était pas annoncé ; et nous, lorsqu’ils arrivent, nous comptons, nous limitons les frais, nous leur demandons d’apporter leur repas. Honte. J’ai honte.



Certains poussent le vice jusqu’à nous empêcher de bien accueillir l’étranger, puis à vous le reprocher. Riches ou pauvres, là-bas, ils ont la culture de l’hospitalité. L’accueil de l’autre, l’accueil de l’étranger, ici, ce serait le début du partage des richesses du village-planète.

On pourrait multiplier à l’infini les exemples de rejet de l’étranger. Parmi les 7883 spectateurs qui ont assisté au match France-Italie le 6 septembre dernier, soixante-dix, invités par Lilian Thuram et Patrick Vieira, faisaient partie des ex-squatteurs de Cachan. Yves Jégo, député, proche de Nicolas Sarkozy, a affirmé : « On peut être un grand sportif et se révéler un piètre individu sur le terrain politique. » Lilian Thuram s’est étonné : « Ah, ce ne sont pas les bonnes personnes à inviter ? » Ce geste honore notre pays et rappelle à bon escient les valeurs républicaines de fraternité et d’égalité.




Charles Trompette




Congo

Selon l’Organisation des Nations unies, plus d’un milliard de personnes vivent dans les bidonvilles des mégapoles du Sud. Des taudis de Lima aux collines d’ordures de Manille, l’urbanisation, en effet, a été déconnectée de la croissance économique.
Kinshasa est une ville que ses propres habitants décrivent universellement comme « un cadavre, une épave » ou qu’ils surnomment « Kin-la-poubelle ». On estime aujourd’hui, que moins de 5% des habitants de Kinshasa ont un salaire régulier. Les résidents survivent grâce à leurs potagers, omniprésents et grâce à leur débrouillardise ils achètent, revendent, trafiquent et marchandent.
Que signifie une ville d’une population estimée à 6 millions d’habitants dans laquelle il n’y a pour ainsi dire aucune circulation automobile ni aucun transport public pour la simple raison qu’il est très souvent impossible de trouver la moindre goutte d’essence pendant des semaines, voire des mois ? Pourquoi continuer à entretenir la convention sociale qui pousse à appeler « argent » un billet de banque lorsque l’on est quotidiennement confronté au fait que ce n’est qu’un bout de papier sans valeur ? A quoi bon distinguer le formel et l’informel ou l’économie parallèle lorsque l’informel est devenu la norme et que le formel a pratiquement cessé d’exister ?
Les Kinois vivent leur cité de ruines avec un indéfectible sens de l’humour, mais même l’ironie bravache finit par céder devant le caractère sinistre du terrain social : le revenu moyen est tombé à moins de 100 dollars par an ; les deux tiers de la population souffrent de malnutrition ; la classe moyenne a disparu ; et un adulte sur cinq est séropositif. Les trois quarts des habitants sont trop pauvres pour avoir accès aux soins et doivent s’en remettre à des guérisseurs pentecôtistes ou à des marabouts.
Comme le reste du Congo-Kinshasa, la capitale a été saccagée par un ouragan parfait de kleptocratie, de géopolitique de la guerre froide, d’ajustements structurels et de guerre civile chronique. La dictature de Mobutu, qui a méthodiquement pillé le Congo pendant trente-deux ans, était la créature de Frankenstein créée et soutenue par Washington, le FMI (Fonds monétaire international) et la Banque mondiale, avec la complicité du Quai d’Orsay.

Mobutu fut enfin renversé en 1997. Cette « libération », cependant, ne déboucha que sur des interventions étrangères et sur une interminable guerre civile dont l’agence Usaid estima le nombre de victimes à 3 millions (pour la plupart mortes de faim ou de maladie) en 2004. La rapine commise par les armées en maraude dans l’est du Congo – rappelant des scènes de la guerre de Trente Ans en Europe – entraîna de nouveaux afflux de réfugiés dans les bidonvilles déjà surpeuplés de Kinshasa.

Face à la mort de la cité formelle et de ses institutions, les Kinois ordinaires – et surtout les mères et les grand-mères – se battirent pour leur survie en « villagisant » Kinshasa : ils rétablirent l’agriculture de subsistance et les formes traditionnelles d’entraide rurale. Chaque mètre carré de terre libre – rubans de séparation des voies d’autoroutes compris – fut mis à profit pour la culture du manioc, tandis que les femmes qui ne possédaient aucun bout de terrain, les mamas miteke, partirent glaner des racines et des fruits dans la brousse. Après les effondrements successifs du monde du travail puis de l’univers fantasmatique des jeux d’argent, les gens s’en remirent à la magie villageoise et aux cultes prophétiques. Ils cherchèrent à se guérir de la « maladie des Blancs », « yimbeefu kya mboonu » : la maladie mortelle de l’argent.


Terre Humaine

« Nous sommes suspendus entre solitude et fraternité. Chacun de nos actes vise à rompre notre isolement - notre condition d’orphelin - et à restaurer, fût-ce de façon précaire, notre union avec le monde et avec autrui. »

Octavio Paz