Terre Humaine

19 mars 2007

TH NOVEMBRE/DECEMBRE 2006


ADEQUATION



Quand un lycée décide de collecter des livres usagés, de les envoyer dans un pays dont le français n’est plus depuis fort longtemps la langue officielle…

Quand un fonctionnaire de l’Unesco conseille à des étudiants de Sciences-Po en France d’envoyer au Mali de vieux exemplaires d’un journal local…

Quand une municipalité récupère les vieux vélos, les répare, et les envoie annuellement au Burkina-Faso…

Quand une autre y expédie ses autobus hors d’usage…

Quand une région prétend aider l’Afrique en y envoyant de jeunes volontaires « pour mener des actions porteuses de changement social et de développement durable »…

… alors que, par milliers, les Africains, les plus dynamiques, quittent leurs contrées, viennent en clandestin travailler en Europe.

Pour un véritable développement, il serait plutôt souhaitable que cette région qui alloue 12.000 euros par an et par jeune volontaire français consacre cette somme à financer les salaires de professeurs africains : ceux-ci sont plus adaptés à la réalité que ceux-là.

Aujourd’hui, il y a plus de médecins béninois qui exercent en Ile-de-France qu’au Bénin. Ils ont été formés dans leur pays et soignent les malades français. C’est ce que certains appellent l’immigration choisie. Vingt mille professionnels de la santé émigrent chaque année du continent africain vers l’Europe ou l’Amérique du Nord.

Il est de toute première urgence que nous n’envisagions plus la coopération avec les pays du Tiers Monde en fonction de nos déchets, rebuts à évacuer, de nos besoins d’aventure et d’exotisme, mais que notre aide massive soit en adéquation, avec les véritables nécessités des peuples de la faim : formation, santé…

Il importe que cette aide soit massive et que les éternelles promesses soient un jour tenues. Le 2 octobre 1970, les pays riches s’étaient engagés à consacrer 0,70% de leur PIB à l’aide au Tiers-Monde. En 2006, ils n’en versent que 0,22%.



Charles Trompette



Quand les femmes auront disparu


100.000.000 femmes manquent en Asie. 36.000.000 en Inde, au moins autant en Chine et plusieurs millions d’autres dans le reste de l’Asie. Au regard du nombre d’habitants sur terre (6,5 milliards), cette brèche démographique peut apparaître mineure. Pourtant, c’est comme si un pays comme le Mexique avait été presque entièrement vidé de ses habitants.

« Naître fille en Inde est une malédiction ; aujourd’hui, c’est presque un miracle. »
Aujourd’hui encore, en Inde on élimine, à la naissance les « indésirables », les bébés de sexe féminin. Dans ce pays, depuis toujours la préférence va aux garçons. Seul un garçon garantit la pérennité du nom et des biens de la famille et soutient ses parents dans les vieux jours. Une fille est un être sans valeur, dont la naissance est vécue comme une honte. Elle est aussi celle pour qui il faut payer la dot, une coutume ruineuse. Officiellement interdite depuis 1961, la dot a toujours cours, notamment au sein des classes moyennes où un mariage peut coûter jusqu’à 28.000 euros alors que le salaire mensuel moyen n’est que de 160 euros. C’est pourquoi dès leur naissance, les filles font l’objet de moins d’attentions : elles sont moins nourries et moins soignées que les garçons d’où leur taux de mortalité infantile anormalement élevé.
Jugées inutiles, certaines de ces petites filles sont aussi vendues par leur famille à des exploiteurs de main-d’œuvre enfantine, voire à des réseaux de prostitution. La presse locale évoque régulièrement des faits divers comme des fillettes cédées en remboursement d’une dette ou contre de la nourriture. Dans l’Etat indien de l’Orissa, une fillette a été vendue par son père contre quatre kilos de riz.

« Elever une fille revient à arroser le jardin du voisin, ça ne sert à rien »
Puisqu’elles ne servent à rien, pourquoi les envoyer à l’école ? Inutile de payer des fournitures scolaires car ce qu’elles apprendront ne profitera pas aux siens, mais à sa future belle-famille, ainsi raisonne la société indienne.
Par conséquent, l’Asie compte un grand nombre de femmes analphabètes, ce qui les rend dépendantes des hommes. Elles ne peuvent travailler, faire des démarches ou voyager seules et encore moins revendiquer leur autonomie. Maintenir les femmes dans l’analphabétisme est un des outils du patriarcat. Maintenir les femmes dans la pauvreté est un autre moyen de les dominer.
Les femmes ont été élevées dans une telle situation d’infériorité que ce sont souvent elles qui défendent le plus ardemment la sélection des naissances. Pour elles, avoir un garçon est le seul moyen d’acquérir le respect de leur mari et de leur entourage. « Si, une mère ne tue pas sa fille qui vient de naître, elle devient l’étrangère, elle est exclue de la communauté », explique le docteur Chezhian.

« Payez 500 roupies aujourd’hui, vous n’aurez pas à payer 50.000 demain. »
Le récent développement de l’échographie accentue encore le phénomène. La loi interdisant la sélection des naissances a été promulguée il y a dix ans, mais elle reste mal appliquée. En fait, l’ensemble de la société est complice parce qu’elle est unanime sur le fait qu’élever une fille est une perte. L’avortement sélectif est devenu un marché clandestin, et très lucratif : il y a 6 millions d’avortements par an en Inde, et 90% sont effectués sur des fœtus féminins.

« Bachelor village »
Au Pakistan voisin, pays où un tiers de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté, ce ne sont pas les coutumes ou les croyances qui conduisent les mères à tuer leurs enfants, c’est la misère. Ici, les nouveaux-nés de sexe féminin ne sont pas empoisonnés mais tout simplement jetés dans les décharges.
Aujourd’hui, on parle de « bachelor village », des villages de célibataires. Arif a trois frères, tous les quatre ont plus de 25 ans. Un seul a trouvé une femme qui lui a donné un enfant… un fils. Arif et ses frères ne trouveront plus de femmes, à moins de partir en acheter une dans une autre région. Pour s’occuper, les hommes du village se rassemblent dans les cafés, regardent, songeurs, à la télévision, les clips vidéos où les stars de Bollywood prônent les joies de l’amour, tandis qu’eux, attendent, jouent, tombent dans l’alcool et la violence.

En Chine, la politique de l’enfant unique a aussi eu pour conséquence l’élimination massive des petites filles. Ici, comme en Inde, l’avortement clandestin a désormais supplanté l’infanticide. D’ici quinze ans, la Chine devra gérer plus de 40 millions de célibataires qui ne trouveront jamais de femme pour fonder une famille… parce qu’elles ne seront pas nées. Ce pan de la société sera peut-être marginalisé ou enclin à plus de violence : à vrai dire, le comportement de ces laissés-pour-compte du mariage reste pour le moment assez imprévisible.


Terre Humaine


« Aujourd’hui, ma préoccupation principale est de donner aux autres ce que l’on m’a donné : l’accès à l’éducation et à l’autonomie. Je n’ai aucun mérite à faire ce que je fais. C’est quelque chose que je ressens profondément en moi. Je dois le faire, c’est tout. »
Graça Machel, épouse de Nelson Mandela